Table des Matières

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Dr. Père Cezar Mourani ocd

Nouvelle Edition 2002

 

L'Architecture Religieuse de Cobiath (Kobayat) sous les Croisés

 

QUATRIEME PARTIE

 

Chapitre V

 

Chapelles Doubles

 

 “…Ce qui a attiré notre attention dans de nombreux villages du Liban, écrit le Père Lammens, c’est la présence, à côté de leur église, d’une autre église collée à elle ou près d’elle de façon à ce que les deux églises semblent former, extérieurement, un seul édifice. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, les églises des Saints Jean et Tadros à Edée (Jbail) ainsi que les églises de Chamat et de Toula…ecc”[1].

“… La plupart de ces églises, ajoute le Père Lammens, ont été édifiées avant le XIII s.[2]. Le célèbre archéologue se déclare étonné devant le fait mais il n’essaye pas de l’expliquer.

Une simple comparaison, faite à propos, pourrait être bien significative dans le cas de nos chapelles cobiathines. Leurs propriétaires, partie intégrante du peuple maronite, ont appliqué, dans leur architecture, le programme cultuel et liturgique de l’Eglise-mère.

Des chapelles doubles, pourquoi?

La question se présente, de prime abord, à l’esprit de l’enquêteur. Plusieurs réponses ont été émises.

Correspondent-elles toutes à la réalité?

 

 

 

 

A - Ferveur religieuse:

 

-Un certain courant a pensé trouver la solution dans le renouveau spirituel et la ferveur religieuse qui ont fait suite à la conquête franque et à l’établissement du royaume latin de Jérusalem. On ne peut, certes, nier le sang nouveau injecté par les Latins dans les veines exangües de la chrétienté indigène. La paix et la liberté religieuse retrouvées ont, en effet, relancé la flamme de la foi.

“L’époque des Croisades, écrit Pierre Dib, produisit une véritable renaissance dans l’Eglise maronite. Les monuments de l’art religieux nous en fournissent la preuve. Si l’on excepte la période romaine, à aucune autre, l’art de la construction n’a déployé autant d’activité en Syrie… De cette époque datent les nombreuses églises… qui couvrent le pays” [3].

Les Maronites ne restèrent pas étrangers à l’activité artistique de la période latine et, une éclosion architecturale fort importante eut lieu au contact des Croisés.

Mais, dirions-nous, si le contact franc a pu pousser les Maronites à réparer leurs églises et à en construire de nouvelles, comme c’est prouvé par les nombreuses églises datées de cette époque; si une émulation pieuse a pu inciter les chrétiens, lesquels avaient les ressources nécessaires, à édifier des chapelles en l’honneur de leurs saints patrons: «En l’année 1112, des personnes pieuses ont commencé à construire des églises… le Khouri Bassile-el Bcharrané avait trois filles: Taqla, Salomée et Maria lesquelles, faisant vœu de chasteté, dépensèrent tout ce qu’elles possédaient pour l’édification des églises…»[4]. Comment expliquer le fait que celles-ci soient, toutes, juxtaposés?! Certes, l’existence d’une partie de ces églises doubles pourrait, à la rigueur, trouver une explication dans l’optique du zèle religieux. Nous lisons, à ce propos, un témoignage direct du patriarche Douaihi: “ En l’année 1510, le Khouri Louqa ben Boutros de Tertej (Jbail) a construit une église sainte dans le village de Kleibine (Chypre) au nom de Luc l’Evangéliste. Le Khouri Zakaria a construit l’église Mar Mama à Mtouché… le Hajj Mikhail, frère de l’évêque Gibrail ben Qélai, se transféra du village de Lehfed au village de Tala et ajouta à l’église Notre-Dame une autre nef au nom de Mar Abda…[5]. Mais, de là à généraliser, “ab uno dixi omnes”, la chose parait extraordinaire et l’option nous semble hative.

-Deux Chapelles : deux Fonctions.

Une seconde opinion a voulu voir dans les édifices du genre de nos monuments une double chapelle, mais alors il ne faudrait plus rechercher la raison dans la fervente émulation des fidèles; il faudrait plutôt les étudier à la lumière d’un programme liturgique propre à un peuple dans une période déterminée. En d’autres termes, il faudrait y voir un ensemble cultuel homogène; les deux salles constituent une seule église formée de deux chapelles dont chacune a une fonction propre, indépendante de l’autre malgré la présence d’un passage de communication[6].

Les églises doubles ne sont pas rares: citons celles d’Oumm-el-Jimal et de Ara aux environs de Yabaroud en Syrie Centrale. Mais si les plans, d’une certaine manière, se ressemblent, la fonctionnalité est-elle la même?

Tout en faisant nôtres, quelques éléments de cette proposition qui s’appuie fondamentalement sur les traditions de l’architecture syrienne, nous nous trouvons en nette divergence avec ses tenants quand à l’analyse des fonctions relatives aux deux chapelles de ces ensembles cultuels. Toute architecture est, en effet, un programme avant d’être un appareil ou un décor. Il est incontestable qu’il faudrait se tourner vers le domaine oriental pour trouver des équivalents à nos chapelles ou pour chercher des  traditions architecturales qui ont pu être mises à contribution lors de leur édification. Faut-il, cependant, chercher des parallèles à nos monuments dans les plans des églises doubles ou mieux dans les plans des églises à deux nefs? Nos chapelles ressemblent, en plusieurs points, à l’église double d’Oumn-el-Jimal, surtout en ce qui concerne le retrait des façades, le mur médian et les portes de communication. Or, bien que la parenté de cette église vient d’être réclamée par les Maronites[7], il nous paraît déplacé de ranger les monuments cobiathins sous l’étiquette d’églises doubles pour la simple raison qu’une église, pour être telle, doit avoir, parmi d’autres caractéristiques un accès particulier. Or, il s’avère qu’un bon nombre de nos chapelles, comme, par ailleurs, celles dites franques de Nephin et de Saint-Jean du Mont-Pelerin[8], manquent d’entrées dégagées et que le seul accès à certaines de ces chapelles est réservé au seul passage de communication. Certes, il n’est pas nécessaire que ces ensembles soient du type basilical à deux nefs, sans, toutefois, nier cette possibilité; mais il ne fait point de doute que les deux chapelles expliquent chacune sa propre fonction dans le même programme d’ensemble, entendant par-là que tout l’ensemble architectonique répond aux besoins d’un seul programme cultuel et que, par conséquent, les deux chapelles sont parfaitement solidaires et non, simplement, juxtaposées.

En quoi consistait ce programme cultuel? Autrement dit, quelle était la fonction particulière de chaque chapelle? Doit-on se contenter de l’explication fournie par Mr. Sarkis et partant, étendre la même solution à tous les monuments du genre, couvrant, nombreux, le territoire jadis habité par les Maronites?

 

 

 

 

B - Deux fonctions: Liturgique et Funéraire

 

Mr. Hassan Sarkis, étudiant l’église st. Jean du Mont-Pélerin émet une opinion très intéressante mais tout à fait particulière.

Nous nous permettons de reproduire le texte intégral de notre vénérable maître. Son point de vue appliqué à St. Jean pourrait-il expliquer tout le reste?

“...en effet, son plan, d’allure plutôt syrienne dans le sens large du terme, associe en un seul monument deux chapelles qui paraissent avoir eu chacune sa fonction propre, indépendante de l’autre, malgré la présence d’un passage qui les relie. D’ailleurs, une fois fermée, la porte qui barre ce passage rend impossible toute communication intérieure entre les deux chapelles, ce qui est inconcevable dans le cas d’une église à deux nefs qui sont nécessairement conçues pour être complémentaires. On pourrait d’autre part se demander si le passage qui fait communiquer les deux chapelles n’avait pas été destiné à les faire bénéficier toutes les deux de l’accès au toit par le moyen de l’escalier aménagé dans l’épaisseur du mur médian; à moins que sa fonction ne soit purement liturgique, en ce sens que l’office liturgique proprement dit était entièrement séparé de l’office funéraire, et que, de ce fait, un passage avait été prévu pour les déplacements du clergé. Si donc l’on admet l’indépendance de chacune des deux chapelles de l’ensemble cultuel du Mont-Pélerin, il apparaît alors nécessaire de trouver, ou plutôt de chercher, des parallèles à nos monuments, non pas tellement dans les plans des églises à deux ou trois nefs de type basilical, mais bien plutôt dans les chapelles à nef unique à abside  semi-circulaire ou rectangulaire, ou dans les plans des églises doubles, quelle que soit la formule adoptée pour l’abside, rectangulaire ou semi-circulaire, saillante ou aménagé dans l’épaisseur du mur est.

Il convient plutôt de signaler les cas d’églises doubles car c’est d’une formule de ce genre que semble procéder le plan de notre église. Or l’une des plus anciennes églises doubles est celle d’Oumn-el-Jimal, en Syrie du sud, datée du VI s. cette église présente deux chapelles, celle du nord possède trois nefs, celle du sud en possède une seule, divisée en trois travées par des pilastres et des doubleaux. Les deux chapelles ont des absides semi-circulaires saillantes. Toutefois, bien que faisant partie d’un même programme architectural, et communiquant entre elles par deux portes percées dans le mur médian, la façade de la chapelle sud présente un certain retrait par rapport à la façade de la chapelle nord. Or, c’est probablement la même solution qui aurait dû être adoptée à Saint-Jean du Mont-Pélerin: la chapelle nord devait probablement être livrée au culte liturgique habituel; mais tel n’est pas le cas, semble-t-il, de la chapelle sud.

Les vestiges témoignent, en effet, de la présence de banquettes qui longent les longs côtés, ainsi que d’une cuve, d’une trentaine de centimètres de diamètre intérieur, et dont l’eau devait se déverser vers l’extérieur par le moyen d’une canalisation aménagée dans l’épaisseur du mur sud.

En tenant compte de ces éléments et de la présence du cimetière croisé attenant à l’église, cimetière qui était toujours mentionné dans les textes en même temps que l’église Saint-Jean, il m’apparaît possible de penser à attribuer à la chapelle sud un rôle funéraire. Cet usage pourrait rappeler une pratique assez fréquente dans les églises paléo-chrétiennes et byzantines[9].

 

 

 

 

C - Deux fonctions : deux Autels

 

Mr. Fouad Salloum, le plus objectif et le mieux documenté parmi ceux qui se sont penchés sur la question socio-historique dans la région cobiathine, essaie de trouver, lui aussi, une explication à l’énigme posée par ces doubles chapelles. Après de longues années de recherche sur le terrain et d’étude comparative entre les anciennes églises du Cobiath, du Joubbăt, du Batroun et Jbail au Liban et les églises vétustes du Calamoun en Syrie, propose l’opinion suivante, deux chapelles = deux autels. Les deux chapelles remplacent, en principe et formellement une église à deux nefs. Celles-ci sont bouclées sur deux absides contenant deux autels. On exposait les oblations sur le petit autel alors que sur le grand on menait la fonction liturgique, après un transfert solennel de ces dernières[10]. L’opinion de Mr Salloum peut être, globalement, vraie. Elle se repose sur une logique très objective et surtout sur les textes liturgiques de Douaihi[11]. Pourtant cette lecture de notre ami, à qui nous devons plusieurs de nos connaissances socio-historiques, laisse toujours planer quelques ombres sur ce problème énigmatique.

 

 

 

 

D - Khizanat-Errazat (Sacrarium):

 

Une autre solution fournie par le texte-même de Douaihi pourrait peut-être éclairer le problème d’un nouveau jour. Le vénérable patriarche écrit, à ce propos: “ Dans le Saint des Saints, il y a le Tabernacle ou l’Arche des Sacrements. Ce dernier contient quatre objets: le saint-Sacrement, le Saint-Chrême, l’huile du Baptême et l’eau de l’Epiphanie”. Puis il ajoute: «Autrefois, les fonts baptismaux étaient déposés à l’extérieur de l’église ou bien sous le portique car l’accès à l’église était permis au seul “enfant de la lumière». Ils furent, ensuite, transférés, au dire du même patriarche, dans la “Khizanat”, car il y a là l’arche des sacrements (Tabout errazat) comme on peut le constater dans l’église de Mar Saba dans la ville de Bcharré”[12].

En quoi consistait cette “Khizanat” de Mar Saba donnée en exemple par le vénérable patriarche?

La petite église épiscopale de Bcharré, mentionnée par le Père Lammens et aujourd’hui disparue[13], était formée d’une nef centrale raccordée à une abside empâtée dans un mur droit percé d’une niche en tiers-point semblable à celles de Saint-Phocas d’Amioun. On y avait réservé le collatéral sud à la conservation de “ l’arche des Sacrements” et des fonts baptismaux, déposés dans l’angle Sud-Ouest.

La Khizanat se trouvait autrefois dans le Saint des Saints: “Lors de la distribution de la communion, il faut que les portes du Saint des Saints soient ouvertes aux femmes et aux enfants…” indique le Patriarche Addouaihi citant le concile de Troie[14].

De ce fait, les fonctions liturgiques se déroulaient dans la nef principale alors que celle du Sud était réservée aux autres sacrements du culte. En résumé nous pouvons continuer Mr. Salloum: les offrandes étaient exposées sur l’autel d’une nef secondaire, appelée Khizanat er Razat où l’on gardait les autres éléments des Saints sacrements. Dans cette nef les femmes qui ne se mêlaient pas aux hommes durant les cérémonies, assistaient à celles-ci avec les enfants. Le transfert des oblations se faisait solennellement juste à l’offertoire avant le canon. Après la communion des hommes, un prêtre, ou un diacre ramenait le Saint Sacrement au petit autel, à la Khizanat où l’on communiait les femmes et les enfants et l’on conservait une partie des hosties pour le Viatique. “Dans le passé, alors que l’archiprêtre continuait la bénédiction, il confiait les Mystères au prêtre ou bien à l’archidiacre qui par la porte de droite les transférait dans la Khizanat où il les consommait. Là aussi, les femmes et les enfants faisaient leur communion..”[15]Peut-on, dès lors, retrouver cette Khizanat dans l’une ou l’autre chapelle de nos églises du Cobiath, destinée à l’imposition des Sacrements, alors que la seconde était consacrée aux cérémonies liturgiques habituelles? Nous pouvons le croire surtout qu’un bon nombre de nos ensembles cultuels n’avaient qu’une seule ouverture extérieure, alors que l’autre chapelle, communiquant par un passage intérieur pouvait être fermée à volonté. Comme les Eglises orientales ne célébraient, généralement, la messe que le dimanche et les jours festifs, les fidèles ne participaient à la sainte table qu’en ces occasions. Raison supplémentaire, la nécessité de garder les Saintes Espèces pour le Viatique, dans un lieu à part, doit, primitivement, avoir fourni l’idée de la seconde chapelle.

Rappelons, à ce propos, que l’idée n’était point étrangère aux programmes du culte chrétien d’Orient, la seconde chapelle, une sorte de sacrarium, appelée Khizanat par les Maronites, pourrait, à bon escient, avoir remplacé les martyria de l’église de la Syrie antique.


 

[1] LAMMENS H., Vestiges du Liban, vol. I, p. 90

[2] LAMMENS H., OC p. 96

[3] DIB Pierre, Histoire de L’Eglise Maronite, vol. I, p. 85.

[4] ADDOUAIHI Est., Histoire des Maronites P. 103.

[5] ADDOUAIHI Est., Annales des temps, éd. Tawtel, Beyrouth, p.-. 227 - 228

[6] SARKIS H., Contribution  p. 211.

[7] DAOU B., Histoire des Maronites, vol. II p. 176.

[8] SARKIS H., Contribution  P. 211.

[9] SARKIS H., Contribution à l’histoire de Tripoli p. 211 ss.

[10] cf. D. Salloum Fouad op.cit.p.

[11] ADDUAIHI Est, Manarat al aqdas, p. 140

[12] ADDUAIHI Est, Manarat el aqdas, vol. I, p. 113.

[13] LAMMENS H., Vestiges du Liban, vol. I, p. 61.

[14]ADDOUAIHI Est., Manarat el aqdas, p. 613.

[15] ADDOUAIHI, Est., Manarat el aqdas, p. 613. 

 

 

Table des Matières

Partie1-Chap1

Partie3-Chap1

Partie4-Chap1

 

Partie1-Chap2

Partie3-Chap2

Partie4-Chap2

Introduction

Partie1-Chap3

Partie3-Chap3

Partie4-Chap3

   

Partie3-Chap4

Partie4-Chap4

 

Partie2-Chap1

Partie3-Chap5

Partie4-Chap5

 

Partie2-Chap2

Partie3-Chap6

 
   

Partie3-Chap7

Conclusion

 

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